Ma tendre Célia,
Oublie la Lune. Oublie le sablier. Je t'ai revue l'autre nuit en rêve et n'ai souhaité qu'une chose au matin: que tu viennes me chercher, comme lors des rares fois où j'ai rêvé de toi. Depuis j'attends de retourner dans ce tunnel. Là où l'on finit par revoir ou non la lumière. Là où le dernier souffle ne tient qu'à un fil. Lorsque l'inconscient décide ou non de revenir à cette supposée réalité.
C'était étrange. Je t'avais croisée dans cette virtualité - réalité superposable - et ton existence m'apparaissait. Ton mari, ton lieu de vie, ton métier. Tu étais architecte, ou peut-être artiste peintre aimant le perpendiculaire, les courbes droites, parallèles, correctement croisées. Tu montrais des vues du toit de la cathédrale de Metz. Ton mari était grand, beau, physiquement parfait, psychologiquement aussi, je crois. Ton profil de réseau non-social utilisait la seule et unique photo que j'ai prise de toi. Tu me donnais rendez-vous, souhaitais que je te rejoigne enfin dans le Chaos Primordial.
Je me suis réveillé, attendant ensuite tout le jour que quelque chose se passe. Attendant de m'écrouler, de tomber à la renverse, de finir cette existence finalement si peu concrète, tellement tangible. Et puis rien. Le temps a défilé un jour de plus, j'ai arrêté le pendule du coucou pour ne plus en entendre la mélodie, à la fois parfaite et tellement effrayante. Il y avait quatre jours à tuer, à tuer comme on vise sa propre vie sur un pas de tir. Rien ne s'est passé. Un week-end long, terrifiant, à chercher à atténuer la douleur comme certains cherchent un but à leur vie. Comme si la vie était autre chose qu'une histoire, qu'un conte plus ou moins mauvais ni plus ni moins composé d'un début, d'un milieu et d'une fin. Ce samedi au stand de tir, impossible de me concentrer sur la cible, de me concentrer sur moi-même. De ne voir que ce point noir au loin où il suffit pourtant d'aligner la croix, de respecter la séquence de tir, les trois respirations (ou juste deux pour une visée courte et éviter ainsi l'effet mirage du soleil). Je me suis contenté d'une quarantaine de cartouches, soit quatre cartons, puis ai simplement abandonné. Je n'ai quasiment pas parlé aux autres tireurs, trop étouffé par cette voix dans ma tête, trop préoccupé de respecter cette promesse idiote de ne pas retourner l'arme contre moi-même. Trop préoccupé de ne pas mettre fin une fois pour toute à cette réalité où la douleur occupe le plus clair (le plus sombre?) de mon esprit. Au fond de moi-même, alors que j'enlevais le chargeur, remettais la protection de l'optique de la carabine, plaçais soigneusement le drapeau de sécurité, un rire sarcastique me signifiant: tu ne seras jamais rien avant la fin.
"Et puis je t'écris, on dirait bien." Tels avaient tes mots dans l'une de tes lettres, cet été qui restera certainement le plus beau de ma vie encore des années durant. A moi de te retourner ces mots. Cette nuit d'été 2022, alors que notre monde est différent à un point où il semble méconnaissable, à un point où ma capacité d'être un caméléon et de me fondre dans la masse, invisible et inaccessible, est redevenue primordiale à ma survie.
J'ai hésité à taper tout cela à la machine à écrire puis ma paresse de mettre ces quelques lignes de foutre de lettres au propre à pris le dessus. Alors j'ai frappé ma table basse en bois en chêne massif. Même mes poings ne veulent plus saigner. Je suis un vivant mort, inexistant, disparaissant au fil du temps, me laissant aller dans les vagues des semaines passant, gérant les affaires courantes comme tout un chacun. Rien de plus, rien de moins qu'un ennui terrible. Rien de plus, rien de moins que le temps défilant, poursuivant sa course molle, non plus folle comme au temps de cette jeunesse perdue.
"Et puis je t'écris, on dirait bien." Les doigts brunis par les cigarettes roulées, comme au temps où j'étais un jeune étudiant se contentant de peu. Redevenu indifférent au matériel, à l'avenir et à moi-même, je me masturbe en balançant ces phrases dans le néant du Réseau. Tu m'as appris à aimer ces femmes vivantes et mieux sans moi. Ma liberté, je l'ai trouvée dans une solitude, sans espoir de retour dans le temps, qu'on entretient comme on entretient un jardin du premier au dernier jour de l'an. Une nuit chaude d'été, à quelques jours de la fête nationale. Ce jour où j'avais été fier de te faire attendre pour que l'on s'écrive sur MSN est l'une de mes rares hontes, inavouable, maintenant obsolète.
J'ai oublié la Lune, le sablier, les étoiles et la cathédrale qui s'éteint à 1h du matin, tout comme l'église située à quelques centaines de mètres de ma chambre à coucher. Comme à l'époque, les Doors résonnent dans mes oreilles, dans les murs de cet appartement si solitaire, si vide de vie et de rires. La voix de Morrison tend à me faire danser avec mes démons, comme cela est tatoué sur mon bras, cette citation grecque gravée sur sa tombe: "Fidèle à ses propres démons."
Pourtant, chaque jour je m'assainis comme un nouveau né qui a déjà vécu, vu, souffert. "Et puis je t'écris, on dirait bien." Je me contente de café, de tabac et de douleur. Je ne consomme strictement plus rien, même plus cette codéine qui, à l'époque, me faisait me blottir dans un coton de légèreté, évaporant la douleur physique comme morale. Je n'ai ni attentes ni espoirs. Je me branle par ces phrases qui ne seront jamais lues mais uniquement tues, tuées dans la Toile dévastatrice du Réseau.
Je ne suis plus qu'attente du dernier sommeil, de cette nuit où je fermerai les yeux, certain que la douleur ne recommencera pas quelques heures plus tard. Détaché du matériel, indifférent à tout ou presque, je ne suis plus que fantôme de chair, faisant ce qu'il y a à faire, docilement, totalement à l'écart des considérations du monde moderne, des gens normaux, sains d'esprit et tutti quanti.
"Et puis je t'écris, on dirait bien."
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