Bien sûr qu'il avait des facteurs à prendre en compte. La fatigue et la chaleur, les amours devenues d'autant plus impossibles alors qu'elles avaient été ouvertes à la proie du choix et de la patience, le travail harassant et la montre se rappelant constamment à moi. Certains ajouteraient même "Et la douleur", alors qu'aujourd'hui il me semble qu'elle est mon unique et la plus fidèle des compagnes.
Je m'en rappelle comme si c'était hier. A force de tourner en bagnole dans le lotissement, me répétant constamment le "gauche, gauche, droite, gauche", tel un sésame du chemin, j'avais fini par exploser en me retrouvant dans ce qu'il me semblait être une impasse. Les mots avaient été rapides, tranchants. et nets comme des coups de couteaux qu'on donne par la lame à ses propres démons. L'une s'inquiétait et me disait de me calmer, l'autre m'a dit "trop pour ma santé mentale, je ne peux plus" et a disparu de l'échange, mis fin à l'écho. J'étais alors rentré chez moi et avait dévasté ce qu'il y avait à dévaster: une relation, des souvenirs, des parties de moi-même.
«Dans une chambre d'appartement quelconque (ou de maison) n'importe où en Europe (dans sa définition géographique):
"Excuse-moi chérie, ça doit être la chaleur ou la fatigue mais.... putain j'arrive pas à le dire.
-T'en fais pas mon coeur...
-Sûrement la chaleur et voilà j'arrive pas ce soir. Ça ne change rien. Je t'aime et tu le sais, hein?
-Bein sûr mon amour, ce n'est pas grave si tu n'arrives pas à...
-A quoi?! Hein?!
-Ben, comme tu le disais mon ange...
-A bander?! C'est ce que tu veux dire?! J'en suis pas capable?!
-Mais si, simplement ce soir, c'est différent...
-Ah, ouais...»
Scène disponible sous diverses possibilités, sur de multiple continents, dans de différentes chaînes, audio et sous-titrage au choix. Vous aurez toujours le choix. Vous ne faîtes que choisir chaque matin au moment de vous lever, chaque soir à celui de vous coucher.»
Je ne crois que très peu aux proverbes et expressions. Surtout en celui: "Pas de chance aux jeux, de la chance en amour.". Pour mon plus grand bien j'ai fait une croix sur les deux et me contente de la chance, déjà légitime, du travail, toujours eu aux périodes de ma vie où j'en ai eu besoin, même selon le prix à payer. Chez moi, dans un appartement de vieux célibataire, la scène se produirait ainsi:
«Il se branle dans une des pièces de l'appartement, vide et à l'abri de tous regards:
"Putain, j'ai tout arrêté et pas plus de libido. Ça peut être que la chaleur. Remarque, je n'ai pas croisé de cul qui en valait le souvenir, ces derniers temps. C'est peut-être leurs médocs, à force du temps. Tant pis pour ce plaisir, ces endorphines agissant de manière factuelle sur la douleur, c'est sans importance, comme le reste."
Il en avait d'autant plus mal. Il s'est mis à faire des mouvements d'avant en arrière avec son dos, comme pour le déplier comme on déplie une figurine. Il a avalé deux comprimés de paracétamol et caféine. Depuis la cure, toute autre molécule était à proscrire et potentielle dépendance. Il a frappé sa table basse, d'impuissance et de dépit. Il suffisait de passer l'été et attendre sans patience le nouveau protocole de soins. Il a fini par jouir, uniquement par le cerveau: il imaginait que peut-être, peut-être, la douleur pourrait être diminuée voire rendue silencieuse. Qu'elle ne serait plus aussi constante et pourtant irrégulière, chaque jour différente, dans sa localisation, son type ou son intensité. Qu'il ressente vraiment l'écrasement de la chaleur et les morsures du froid, comme tout le monde. Peut-être. En continuant de travailler, de se nourrir maintenant régulièrement, d'entraînement par le tir sportif, la marche, des exercices à la maison. Peut-être. Ce mot qu'il détestait tant.»
Ce jour d'hui, je sentais bien que j'étais anormalement concentré sur la cible. Les différents ressentis n'étaient pas tus mais transformés en une alchimie leur donnant une utilité. Je me servais de la rage et de la douleur pour me concentrer et me recentrer. J'avais déjà tiré 80 cartouches, les cartons n'étaient pas mauvais. J'ai pris plaisir à discuter avec un autre tireur, lui-même m'ayant fait remarquer l'amélioration de mes groupements. Dans mes flots de paroles, je sentais ma solitude se briser délicatement, le temps de quelques minutes.
Je me suis remis en position, allongé, remuant le bassin pour débloquer le milieu du dos, tirant sur les jambes pour étirer les lombaires, puis adoptant la position de tir. Tous les muscles maîtrisés, il ne fallait pourtant aucune tension, surtout dans les épaules. Trouver cette position où l'on pouvait rester parfaitement immobile, la joue appuyée sur la crosse, le dos le moins cambré possible, sans devoir compenser par les épaules et la nuque. La jambe droite est relevée à hauteur de la hanche, le pied tourné vers l'extérieur à fin de libérer le sternum et pouvoir respirer. La dernière phalange de l'index sur la queue de détente. Chaque parcelle du corps est maîtrisée mais ne doit contenir aucune tension. Sinon la lunette tremble durant la séquence de tir.
J'avais petit à petit trouvé ma position idéale. Je n'utilisais plus de ceinture lombaire, m'étant rendu compte qu'elle améliorait mes performances. Les pensées étaient tues, les ressentis concentrés en une énergie servant un seul but: la cible en ligne de mire. C'était la première cartouche sur ce carton. A cette heure du jour, le Soleil donnait sur le pas de tir et l'effet mirage était à éviter.
Visée courte, deux respirations. Deuxième expiration, le réticule remonte jusqu'au point visé. Stopper au bon moment, finir d'expirer, devenir totalement immobile, le cerveau se figeant soudainement sur ce que voit l'oeil droit et la pression de l'index sur la queue de détente. Lâcher le coup, entendre le gong indiquant au moins une demi-mouche. Faire revenir la cible à soi. La première mouche parfaite, ne pas pouvoir retenir un cri de joie et de satisfaction.
J'ai mis de côté le carton et l'ai daté précieusement. Une dizaine de mois auparavant, j'avais fini par exploser, perdu dans ce lotissement, faisant marche arrière à quelques dizaines de mètres du stand de tir, sans le savoir. Puis j'avais fait la même chose dans mon existence.
J'ai savouré de sourire réellement, pleinement satisfait des crans passés, des amours sur lesquelles j'avais fait une croix, du fruit de mon travail, maintenant bon à être cueilli avec parcimonie, même s'il y avait encore à faire. Toujours. Petit à petit, chaque étape se passait, les écrans s'évitaient, l'espoir - énergie de la faiblesse - abandonné, les crans de la liberté se dépassant toujours plus. J'étais sorti du gouffre, presque pour de bon et ne regardais plus le fond de l'abîme avec envie. Eviter le statique, s'améliorer constamment. «Il y a à faire, toujours.». Intense sentiment de satisfaction, prenant le cerveau comme une montée de came. Ce matin, j'avais enchaîné la douleur dans un coin de mon esprit et en avais fait ma putain, mon esclave, mon outil. Source éternelle d'énergie vitale, pure et franche. «Peut-être qu'avec le temps et à force de travail...»
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